J’ai une jeune patiente, une belle femme souriante, une maman de 3 enfants en bas âge.
Il y a plusieurs mois, elle a fait un accident vasculaire cérébral massif. Aux urgences, ils ont cherché à comprendre pourquoi, dans la force de l’âge, elle avait fait cet accident neurologique.
Et ils ont trouvé : ma patiente avait un cancer et cela a provoqué l’AVC.
Deux mois hospitalisée en hématologie, chimiothérapies à tire-larigot, en isolement loin de sa famille et pas de rééducation, rien, à peine un peu de kiné et des prémices de séances d’orthophonie. Ne parlons même pas d’ergothérapie, encore moins de suivi psychologique !
Quand ma patiente est arrivée chez nous, dans la clinique de rééducation où je bosse, elle avait très peu récupéré et pris beaucoup de retard dans sa rééducation.
Mais elle n’en voulait à personne.
Elle nous disait : » je suis en vie, je vais voir mes enfants grandir. Ok je parle mal, je boîte, mon bras gauche ne fonctionne plus mais je vais vivre. A qui est-ce que je pourrais reprocher cela ? «
Nous, ses rééducateurs et médecins, avions la rage pour elle mais pour une fois, une patiente nous canalisait, nous rassurait. Et pas l’inverse.
Et puis, il y a cette dame qui est arrivée dans notre clinique après un mauvais AVC. Âgée de près de 90 ans, confinée chez elle depuis des années, emmitouflée dans le manteau de sa vieillesse, cette dame ne faisait presque plus rien seule. En arrivant, son état général n’était pas bon.
Le début de son séjour a été difficile : elle souffrait, refusait de se lever, de venir en rééducation. Nous tentions de la motiver, nous la sollicitions avec persévérance.
Mais comment redonner l’envie lorsque l’interlocuteur pense que cela ne sert à rien, que c’est trop tard ? Et surtout, comment en vouloir à une grand-mère heurtée dans son corps flétri et qui de fait, ne veut plus alimenter la flamme de sa vie ?
Après quelques jours en notre compagnie, cette patiente avait cogité et a fini par énoncer sa vérité : tout ce qui lui arrivait était de notre faute. Elle jugeait qu’elle n’était pas bien soignée et suivie chez nous.
Jusque là, vous me direz : pourquoi pas ? C’est son droit. On gère comme on peut la maladie.
Sauf quand la ligne rouge est franchie : la famille s’en est mêlée et l’a conforté dans son idée.
On a eu beau calmer le jeu en rappelant la chronologie de son hospitalisation et en établissant un dialogue.
En expliquant la récupération compliquée du patient âgé après un AVC, en évoquant le syndrome de glissement, en parlant de la motivation vitale du patient dans sa rééducation et réadaptation.
Rien à faire, à dire. Tout était de notre fait, de notre entière et seule faute.
C’était peine perdue : la dame est partie en maison de retraite persuadée, tout comme sa famille, que nous avions saboté son existence et décidé sa perte. Cela était certainement plus rassurant et facile que d’émettre une quelconque autre hypothèse. De pouvoir avoir l’audace de parler des aléas de la vie sur lesquels nous n’avons aucun contrôle…
J’écris ces lignes et je fais ce parallèle entre ces deux patientes pour ne pas oublier, pour montrer l’écart humain qui existe : les facteurs individuels propres à chacun.
Entre ceux qui préfèrent avancer et ceux qui ne réussissent pas à se relever, qui ne trouvent pas la force et finissent par stagner et peut-être accuser les autres.
Ceux qui ont la force de supporter la maladie, ces gladiateurs qui s’investissent corps et âmes dans le combat qu’est la rééducation.
Et ceux qui n’ont pas ou plus l’énergie, qui ne peuvent pas accepter d’être atteint dans leur corps, qui ne veulent pas lutter car ils perçoivent déjà qu’il y aura forcément un changement et que tout leur fonctionnement devra être modifié.
Cet écart existera toujours entre les individus, évidemment. Il y aura toujours des optimistes, des pessimistes et une sorte de frontière imperceptible entre eux.
Ce fossé entre la vie et la mort.
Et il existera toujours des médecins, des soignants, des thérapeutes qui enfileront leurs blouses et boosteront leurs patients pour réduire l’écart, traverser le fossé et choisir la vie.
Ce sera toujours mon combat. Je le souhaite profondément, je l’espère.
Très beau texte, comme d’habitude !